Quand le monde du travail reconnaîtra-t-il que la maternité, loin d’entraver la femme, lui permet de se déployer ?


Mère de trois enfants et entrepreneuse, Marine de Poncins a fondé en 2015 le cabinet de conseil les Prodigieuses (aujourd’hui dénommé āmā conseil), premier cabinet français axé sur la revalorisation de la maternité en entreprise. Il est temps, plaide-t-elle dans son ouvrage Co-naissance (2019), de l’appréhender comme un atout et non comme un frein.
On imagine que votre réflexion sur la maternité puise dans votre histoire personnelle. Je me trompe ?
Du tout ! Ma vision de la maternité s’est élaborée à partir de trois expériences : mon vécu dans le ventre de ma mère biologique ; le modèle de ma mère adoptive à partir duquel je me suis construite ; enfin, la maternité que j’ai éprouvée dans ma chair, somme de ces deux expériences.

Pouvez-vous revenir sur l’histoire de votre adoption ?
Je suis née au Népal, dans les montagnes surplombant Katmandou, probablement d’une très jeune fille qui n’a pas survécu à l’accouchement. J’ai dû grandir livrée à moi-même au sein d’un cocon communautaire où nourriture et soins m’ont fait défaut. Si bien qu’à 18 mois, je pesais 6 kilos, poids d’un bébé de 3-4 mois en France. L’amour de mes parents adoptifs français a permis que je rattrape ces carences de la petite enfance.
Devenir mère à votre tour vous a, dites-vous, profondément transformée. Vous déplorez le peu de cas qui est fait de cette réalité, pourtant universelle.
Oui, notre société ne valorise que ce qui est en dehors du champ maternel, jusqu’à présenter parfois la maternité comme avilissante. Voyez Simone de Beauvoir ou Elisabeth Badinter ! Dans sa Lettre à une mère (2008), le professeur René Frydman constate que dans les pays de l'hémisphère sud « la femme n’a de statut que si elle est mère », alors que chez nous « elle n’a de statut que si elle construit autre chose que la maternité. »
Les nounous, assistantes maternelles ou professionnelles de la petite enfance à qui cette dernière confie son enfant pour reprendre le travail sont reconnues dans leurs tâches éducatives. Mais pas la mère qui fait le choix de s’en occuper elle-même et qui se voit accorder 456 € mensuels de congé parental1 ! Ce qui a conduit toute une génération de femmes à être écartelées entre leur maternité et leur vie active. Quel gâchis quand on sait combien donner la vie enrichit et permet de se déployer. La société aurait tant à gagner à le reconnaître…
Ne serait-ce pas l’objet d’un féminisme bien compris ?
Le mot me paraît galvaudé : tous les ismes se rapportent à une lutte, à une logique guerrière. Le féminisme d’aujourd’hui s’égare dans une vision caricaturale de la guerre des sexes, à l’image de la lutte des classes. Il ne défend pas la femme, il veut lui imposer une égalité absolue avec l’homme au mépris de son génie propre.
Je préfère de loin le concept de féminologie, proposé par la cofondatrice du Mouvement de libération des femmes (MLF), Antoinette Fouque (1936-2014), qui se fonde sur la connaissance du féminin à partir de l’identité biologique. Il ne s’agit pas d’enfermer la femme dans des cases mais de reconnaître l’influence de son métabolisme hormonal sur sa psychologie. Les préoccupations écologiques ont d’ailleurs porté un coup aux vieilles lunes du féminisme d’hier :
il y a un ras-le-bol de la pilule parce que les femmes ne veulent plus d’artifices hormonaux.
Vous regrettez que cet égalitarisme ait conduit à reléguer la grossesse dans la sphère privée, au détriment des femmes actives.
La quasi-totalité des femmes qui attendent leur premier enfant ont une activité professionnelle. Elles sont priées de faire comme si de rien n’était et de continuer à être aussi performantes qu’avant. Or, elles ont besoin de ralentir le rythme, de ne pas être sous pression. J’ai été frappée par une étude de 2015 menée conjointement par l'institut de sondage Odoxa et la Fondation de recherche PremUp sur la prématurité et ses conséquences au long cours. L’environnement professionnel était pointé du doigt aussi bien pour les cadres supérieures que pour les salariées contraintes de s’adonner à un travail physique exténuant. L’obsession du mouvement, de la vitesse, de la rentabilité qui imprègne le monde professionnel est préjudiciable à bien des femmes enceintes.
Diplômée d’une école de commerce, j’ai enquêté sur la base de ce constat. De là est née l’aventure des Prodigieuses.
Quel est l’objectif de ce cabinet de conseil ?
De réenchanter la maternité en entreprise ! Depuis dix ans, je propose des formations aux managers pour qu’ils comprennent mieux ce qui se joue chez les femmes enceintes aussi bien sur le plan physique que psychologique. Je leur suggère des pistes pour une meilleure conciliation vie familiale-vie professionnelle (salle d’allaitement, télétravail, prise en compte des grossesses pathologiques…) En parallèle, je sensibilise aussi les salariées qui attendent un enfant ou celles qui reviennent de congé maternité à leurs besoins, leurs droits… Ces rencontres sont très fructueuses car elles créent un climat plus bienveillant et permettent à des mères ou futures mères d’échanger sur leur vécu.
Vous insistez sur le besoin d’intériorité des femmes pendant leur grossesse. Que voulez-vous dire ?
Que les efforts de la société portent essentiellement sur le suivi corporel, au détriment de l’âme, trop souvent mise en sourdine. Or, la grossesse invite la femme à se recentrer sur son intériorité. Pendant ces 9 mois, elle se transforme, ressent ses émotions avec une intensité renouvelée : c’est un temps privilégié pour un voyage introspectif -relire son passé, se dégager éventuellement des conditionnements néfastes, voire s’ouvrir à la spiritualité.
Il est important pour la femme d’être à l’écoute de ses besoins, de son corps : elle est souvent épuisée les premiers mois, puis a un regain d’énergie. Ces fluctuations d’humeur ont évidemment un impact sur sa vie professionnelle. Autant en tenir compte ! De son côté, l’enfant à naître a aussi des besoins : tout le monde reconnaît aujourd’hui que le ventre maternel est un environnement affectif déterminant pour lui.
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Les femmes savent-elles vers qui se tourner pour vivre au mieux ce temps de gestation ?
Malheureusement pas toujours ! Autrefois, une transmission de femme à femme se faisait naturellement. Mais à force de ne vouloir rien devoir à personne, notre société a perdu de vue ses racines et rompu la chaîne de cette transmission, de cet « héritage venu du fond des âges » comme dit la chanson. Le marché ayant horreur du vide, il a saisi l’opportunité pour créer des applis à tout va censées apporter des réponses immédiates aux futures mamans. Mais rien ne remplace le tissu social dans lequel chacun est inséré. La grossesse est un temps privilégié pour revivifier sa relation avec sa mère, si celle-ci n’est pas abîmée. Ou avec une figure féminine proche.
Sur le plan psychique, la grossesse peut ramener au jour des choses essentielles nichées dans l’inconscient : à la femme submergée par ces réminiscences du passé, on conseille d’aller voir un psy. S’il arrive que ce soit nécessaire, j’incline à penser avec le gynécologue-obstétricien Hugues Reynes, que « la grossesse est une psychothérapie naturelle » : en tant qu'expérience profondément transformatrice, elle peut être l’occasion d’un remaniement psychique proche d’une thérapie…
Pour les personnes en rupture de ban familial, les lieux d’écoute sont fondamentaux, tels vos accueils Louis et Zélie ou la maison de Marie , que j’ai créée depuis peu à Clermont-Ferrand. Mais ce besoin de dialogue autour de la réalité de la grossesse a été escamoté par l’idéologie féministe ou la focalisation sur la santé de la femme enceinte.
C’est tout de même important la santé des femmes enceintes, non ?
Ce n’est pas moi qui dirai le contraire puisque dans ma terre natale, les mères sont privées des soins élémentaires… Faut-il pour autant tomber dans l’excès inverse, la surmédicalisation ? On ferme les petites maternités de proximité qui permettent un environnement rassurant pour les mamans, on recourt abusivement à la césarienne, on se méfie des femmes désireuses d’accoucher chez elles, on développe les consultations de pré-conception proposant aux femmes des compléments alimentaires, des supplémentations en fer ou en acide folique…
Bref, on assimile la grossesse à une maladie, alors que c’est un processus naturel ! Les femmes abandonnent leur corps à la médecine et à la technique2… En certains cas, la péridurale dépossède les femmes de leur accouchement : le gynécologue obstétricien, Frédérick Leboyer, auteur de Pour une naissance sans violence (1974) se désole que la femme n’accouche plus… Elle est accouchée !
Et après l’accouchement, de quoi les femmes ont-elles besoin ?
De temps pour se remettre du choc physique et émotionnel que constitue la rencontre avec leur bébé. Il faut 3 à 6 mois pour se familiariser avec son rôle de mère… Laisse-t-on aux femmes la possibilité de s’y accoutumer en douceur ? J’ai bien peur que non !
En 2020, un concept intéressant a été élaboré par le gouvernement, avec l’appui de pontes tels le neuropsychiatre et psychanalyste Boris Cyrulnik, celui des 1000 premiers jours (entre le 4e mois de grossesse et les 2 ans de l’enfant environ) considérés comme une période cruciale pour le développement de ce dernier . Il a été établi que durant ces années se joue la construction de l’adulte de demain : plus l’on permet aux mères d’être investies aux côtés de leurs petits, mieux c’est ! Nombre de pistes sont à explorer. Pourquoi, par exemple, ne pas lancer le débat sur la rémunération des mères au foyer, qui apportent tant à la société, par leur investissement dans leur famille mais aussi dans leur quartier, leur(s) école(s), les associations etc ?
Ce qui m’interroge, c’est encore une fois la prééminence de la technologie : une appli a été créée, comme un substitut aux liens humains et familiaux qui devraient naturellement faire leur office…
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Pour celles qui sont désireuses de reprendre ensuite le travail, par choix ou obligation, que faudrait-il mettre en place afin de leur faciliter la tâche ?
Il faudrait repenser le modèle du travail à partir de la grossesse et de la maternité plutôt que de vouloir, au forceps, faire accoucher les femmes d’une carrière virile, pour reprendre l’expression de la journaliste et essayiste Gabrielle Cluzel ! Ce qui nous est donné par la nature est différent des hommes : pourquoi vouloir se caler sur le modèle masculin ? Quand reconnaîtra-t-on enfin que le fait de pouvoir porter et mettre au monde un enfant est un privilège qui sert la femme et potentialise ses compétences ?
Une mère reprend le travail enrichie d’une intelligence relationnelle et émotionnelle nouvelles, qu’il faut valoriser. La carrière des femmes n’est pas linéaire mais cyclique : s’arrêter un temps pour ses enfants ne doit plus être considéré comme un trou dans un CV. Vous avez vu comme les femmes ayant des enfants sont polyvalentes ? N’est-ce pas un précieux atout ?
La maternité est une libération de la puissance féminine, un révélateur et un activateur de talents.
L’admettre et ajuster la politique familiale et le monde professionnel sur cet état de fait est une urgence, un enjeu civilisationnel.
Co-naissance, Enceinte, harmonieuse et active, Marine de Poncins, Éds du Cerf, 2019, 176 p., 16 €.
NB : Si vous avez besoin d’échanger sur la maternité, n'hésitez pas à prendre rendez-vous au sein de l'Accueil Louis et Zélie le plus proche de chez vous. S’il n'y en a pas, contactez-nous pour que l’on trouve ensemble une solution. Nous sommes à votre écoute.
1 Il s’agit de la Prestation partagée d’éducation de l’enfant (PreParE), versée par la CAF ou la MSA, pour un arrêt total d’activité. Les familles avec au moins trois enfants ont droit à une version majorée de la PreParE (jusqu’à 745,45 € par mois).
2 A ce propos, on pourra lire avec profit l’ouvrage de la philosophe Marianne Durano "Mon corps ne vous appartient pas" (2018).