Veuve après 58 ans de mariage, je continue à savourer ce qui m’est donné au jour le jour

Raphaëlle Coquebert
Raphaëlle Coquebert
Veuve après 58 ans de mariage, je continue à savourer ce qui m’est donné au jour le jour

Le 31 juillet 2025, Isabelle, 83 ans, pensera tout particulièrement à son mari Albert décédé il y a trois ans. Ce jour-là, dans le chœur d’une église grenobloise, elle a prononcé il y a 60 ans un oui franc et ému, qui a infléchi le cours de sa destinée. Elle nous raconte , le quotidien sans l’aimé après toute une vie de compagnonnage.

Albert et vous, c’est une histoire très ancienne. Comment a-t-elle éclos ?

C’est par le scoutisme que nous nous sommes rencontrés : je faisais partie d’un mouvement non-confessionnel mais très respectueux des convictions de chacun, les Eclaireurs de France. Tandis qu’Albert était engagé au sein des Scouts de France. J’avais alors une vingtaine d’années.

Nous avons préparé ensemble un spectacle itinérant pour la fête de la Saint-Georges, le saint patron des scouts. Notre histoire d’amour a débuté par une saine camaraderie. Jusqu’au jour où j’ai senti qu’il y avait peut-être autre chose : c’était, je m’en souviens bien, autour de la préparation d’une mayonnaise ! L’un tenait le pot, l’autre versait l’huile et il y a eu un je ne sais quoi qui en disait long…

Ensuite, on s’est tous deux investis dans un Centre d’art et d’Expressions : nous faisions des décors de spectacles et proposions des ateliers de mime, reliure, décorations, marionnettes… Puis nous sommes partis sur les routes de saint Jacques avec un couple ami. 

Bref, nous avons pris le temps de nous apprivoiser. Une fois fiancée, j’avais du mal à me détacher de lui ! Enfin, nous nous sommes engagés devant Dieu en 1965 à Grenoble, d’où nous sommes tous deux originaires.

Qu’est-ce qui vous a séduit chez lui ?

La sérénité qu’il dégageait, sa bienveillance envers tous, son côté concret, son humour, sa liberté d’esprit : il sortait des sentiers battus… Puis, tant de choses nous unissaient ! Notre amour de la nature et de la montagne, notre attachement au scoutisme, notre appétence pour l’art -notamment l’art roman-, notre désir commun d’avoir une maison toujours ouverte et de nous engager au service des autres. La foi catholique enfin a beaucoup compté pour nous.

Comment s’incarnait-elle dans votre quotidien ?

Elle irriguait notre vie. On priait ensemble, soit avec d’autres, soit tous les deux. Nous avons longtemps écouté la prière de 20h30 sur la radio RCF par exemple. Tout jeunes, on animait des semaines saintes dans les villages. On a fait du catéchisme, on a participé pendant plusieurs années à des soirée autour de la Bible avec le CTM (Centre théologique de Meylan), on s’est investis auprès des malades à l’hôpital de Grenoble – j’y ai même été bénévole pendant 40 ans, en gériatrie. Ça vous marque, ça !

Au-delà des responsabilités au sein de l’Eglise, nous avons toujours eu à cœur d’agir dans le monde pour l’humaniser. Albert, qui était professeur d’histoire géo a aussi été 18 ans conseiller municipal et chercheur en sociologie pour l’aménagement du territoire et le recyclage des déchets. Écolo avant tous, un précurseur en somme !

Quelles sont les recettes de la longévité d’un couple ? 

Le faire ensemble pour d’autres me paraît essentiel. Ce qui ne signifie pas qu’il faille être fusionnels ! C’est bien que chacun s’épanouisse dans des activités propres, pourvu qu’on prenne la peine de se les raconter, d’échanger. Je dois dire que nous n’avons jamais traversé de graves crises : avec Albert, tout était simple, on se chipotait à peine. Le dialogue facilite tout. Notre complicité était visible si j’en crois notre entourage. 

Ce qui nous a également beaucoup soudés, c’est notre voyage annuel en amoureux : on partait 8 jours par an rien que tous les deux, sans les enfants. On prenait du temps pour l’essentiel, en somme. Notre couple, notre foi, les autres -nos familles bien sûr, mais aussi tous ceux mis sur notre chemin. Après 5 années à enseigner le dessin, j’ai choisi d’arrêter de travailler pour être plus présente auprès des enfants et disponible à tous. 

Jamais de graves crises, vraiment ?

Franchement non : la confiance en tout a été notre boussole. Ce qui ne veut pas dire que tout a toujours été rose. Mais on se passait le relais, comme dans une course. Autant pour nos trois enfants que pour nos parents dont nous nous sommes beaucoup occupés, à tour de rôle. 

Pour autant, quand on a su qu’Albert avait un cancer du côlon, le ciel nous est tombé sur la tête ! 

Comment avez-vous vécu ces deux ans et demi de maladie ?

On n’a pas baissé les bras, ni l’un ni l’autre. Ce qui aide à ne pas s’effondrer, c’est de faire chaque jour ce qu’on a à faire, ni plus ni moins.

Et puis il y a des « clins Dieu » : c’est le 15 août, le jour de la fête de la Vierge Marie, que les médecins nous ont avertis. Nous étions avec notre fille aînée qui s’est effondrée en larmes. Je l’ai rassurée en lui disant « l’important c’est que j’ai encore le temps de dire à Albert que je l’aime. » Après un mois d’hôpital, il a pu être hospitalisé à la maison en HAD (Hospitalisation à domicile) : les soignants ont été formidables ! Il a fallu se doter d’un lit médicalisé, au pied duquel j’ai installé un matelas pour moi. Un temps, la situation s’étant améliorée, on a réinvesti notre lit conjugal :

« ils sont encore amoureux ces deux-là » plaisantaient les infirmiers !

Le fait d’avoir été bénévole à l’hôpital m’a probablement bien servi pour épauler Albert.

Qu’est-ce qui vous a aidée à tenir la barre sans flancher ?

Il y a eu des moments très difficiles, des moments de panique – quand il a fait une hémorragie par exemple. Mais j’ai pu l’accompagner jusqu’au bout, sereinement. Une nuit où il ne parvenait pas à trouver le sommeil, je lui ai assuré que je serai là, toujours : « où que tu ailles, quoi que tu fasses, de toutes façons, je te chercherai et je te trouverai. »

J’ai fait attention à préserver autant que possible des moments pour moi : quand le kiné venait, je partais marcher une demi-heure, pour m’aérer… 

Ce qui m’a aidée aussi, c’est que le dernier mois, nos enfants se sont relayés pour m’épauler la nuit.

Albert, lui, s’est consacré à ses mémoires : il a réalisé deux gros albums : un album de photos et un récit de sa vie et de celle de ses aïeux, dans lequel il a consigné cette phrase pleine d’espérance : « depuis ma maladie, où j’ai tant perdu en autonomie, chaque jour est un cadeau. » Il a donné le tout à nos enfants, Laurent, Agnès et Clotilde, le jour de sa fête, le 15 novembre. Il est mort dix jours après…

La veille, c’était la sainte Catherine. J’avais imploré cette dernière en mon for intérieur « ce serait bien que tu viennes le prendre par la main, parce que là ça devient trop compliqué. » 

Des signes, j’en ai eu d’autres, pour le choix du cercueil - que je voulais tout simple- par exemple. Avec ça, comment voulez-vous que je ne sois pas dans la confiance et l’abandon ?

Mais après, le vide de l’absence doit être bien dur à vivre, non ?

J’ai l’impression qu’Albert est toujours là, je n’ai pas à le chercher. Le soir, avant ma prière, je lui raconte ma journée. Je l’interpelle : « t’es content de ce que j’ai fait ? » Dans notre pièce à vivre, il y a un grand claustra sur laquelle figurent des objets qui n’ont d’autre valeur que sentimentale, dont un gros caillou ramassé en montagne dont je me sers pour chaque carême. Quand mes yeux tombent dessus, je rigole toute seule en songeant à ses taquineries « Il est pas un peu lourd, non ? » ! 

À la sortie de la messe d’enterrement, nous avons distribué un marque-page en souvenir avec ces mots « Il s’en est allé dans la grand jardin. » Dans la dernière carte de vœux que j’ai adressée aux proches pour le nouvel an, j’ai choisi une photo d’un tas de bois qu’on avait fait ensemble avec cette invite : « continuons ! » Je ne continue pas seule, on continue tous les deux.

Mais je me préserve quand même. On prenait nos repas sur une petite table dans la cuisine, sur laquelle je préfère ne plus manger : à midi, je me fais un plateau et je contemple la nature depuis la baie vitrée. Le soir, je savoure mon bol de soupe devant la télé. 

Je prends aussi soin de moi, je ne me laisse pas aller, je me force à manger… En définitive, j’essaie de célébrer la vie.

Au quotidien, quelle forme prend cette célébration ?

Elle passe par l’accueil et la rencontre de l’autre. Je m’occupe des miens, évidemment. Je vois pas mal mes 6 petits-enfants, j’essaie de leur rendre des services, de leur prodiguer des encouragements, de les aider à y voir clair.

Ce qui m’importe, c’est d’accueillir l’autre, où que ce soit, qui que ce soit. Le jeudi par exemple, je vais faire la cuisine dans un restaurant solidaire, Nicodème : j’y suis de 9 heures à 15 heures, j’en sors vidée, mais enrichie de ces temps de partage.

Ce qui me sauve, c’est d’inventer : de petits plaisirs, pour moi, pour les autres. Une robe avec trois bouts de tissu, un tricot avec une drôle de maille, une recette, un repas, une rencontre avec de vieux amis ou celui qui entre. 

Et puis j’ai la chance d’avoir une belle maison d’où je peux voir la nature. Je la contemple et je dis merci. Je songe parfois à ce monsieur que j’avais accompagné en soins palliatifs. Au cœur de l’épreuve, il était allé au jardin et s’était émerveillé d’une petite pousse de pissenlit surgie du bitume. Je traque les pans de lumière, les petites joies. Le beau me fait du bien. Comme disait Jacques Brel « Il me faut regarder ».

Je me dis que j’ai eu tellement de chance de rencontrer Albert, le seul homme de ma vie ! Quelle rencontre ! Quel cadeau !

NB : Devenu veuf ou veuve, vous éprouvez le besoin de parler ? N'hésitez pas à prendre rendez-vous au sein de l'Accueil Louis et Zélie le plus proche de chez vous. S’il n'y en a pas, contactez-nous pour que l’on trouve ensemble une solution. Nous sommes à votre écoute.

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