« C’est le patient qui est moteur dans la prise en charge de sa dépendance »

Raphaëlle Coquebert
Raphaëlle Coquebert
« C’est le patient qui est moteur dans la prise en charge de sa dépendance »

D’abord médecin généraliste, le docteur Gwénolée Martinot a obtenu en 2021 une capacité d’addictologie. Elle exerce au sein de l’association Addiction France et au centre de Cure de l’hôpital de Troyes (Unité d’Addictologie Jean Schiffer).

Vous accompagnez des personnes frappées par tout type d’addictions (alcool, drogues, pornographie, jeux…) Mais qu’est-ce au juste qu’une addiction ?

On utilise aujourd’hui ce mot à tout bout de champ, parfois au mépris de la réalité. Car il recouvre une réalité précise : il s’agit d’une maladie caractérisée par des symptômes durant depuis au moins un an. 

- Un usage continu, régulier ou pas (la consommation peut n’être pas quotidienne, elle n’en est pas moins ancrée). 

- Une envie irrépressible du produit (alcool, pornographie). Le patient ne peut s’empêcher d’y recourir.

- Une perte de contrôle du comportement : les tentatives pour réduire ou stopper se soldent par un échec.

- Les conséquences néfastes sont insuffisantes pour stopper l’addiction : le consommateur a beau être conscient des méfaits que cette dernière engendre dans sa vie (conflits avec l’entourage, perte du permis de conduire, efficacité moindre voire nulle au travail…), il en est dépendant.

Derrière ces critères objectifs, il y a, ne l’oublions pas, une personne qui souffre : elle consomme pour ne pas affronter une réalité trop lourde à porter pour elle. Les injonctions du type « bouge-toi les fesses » sont vaines ! Ce n’est pas qu’une question de volonté. La grande majorité de mes patients désirent arrêter, y compris parmi les 30% en obligation de soins.

Y-a-t-il un profil type des personnes en proie à une addiction ?

Je vois des personnes des deux sexes, de tous âges et de tous milieux sociaux… 

Plus que des profils types, je dirais qu’il y a des facteurs de risques : la génétique, les traits de caractère (les impulsifs, les hyperactifs, les grands sensibles, ceux qui sont portés vers les extrêmes, les personnes atteintes d’un trouble de l’attention…), l’histoire personnelle (éventuellement traumatique), l’environnement familial et amical -ceux qui grandissent dans une famille maltraitante ou déjà fragilisée par une addiction sont plus vulnérables que d’autres.

Mais ce qu’il importe de souligner, c’est qu’un seul facteur ne suffit pas. La génétique par exemple n’entraîne pas automatiquement une addiction. C’est toujours multifactoriel.

L’addiction est-elle plus ancrée si l’on s’y adonne tôt ?

Absolument. Beaucoup de choses se jouent à l’adolescence. La croissance cérébrale s’achève à 24 ans : la consommation d’alcool ou de drogue peut modifier des jonctions entre certaines zones du cerveau et gêner cette croissance. Il y a alors plus de risques de basculer dans la dépendance.

Comment se passe une prise en charge en addictologie ?

Avant de voir un médecin, le patient est d’abord en lien avec un(e) infirmier(ère), une assistante sociale ou un(e) conseiller(ère) en économie sociale familiale (CESF). 

Ensuite, je ne suis pas seule à l’épauler. La prise en charge est pluridisciplinaire. Autour du patient vont graviter au minimum le médecin, un(e) psychologue et un(e) infirmier(ère). Et si besoin, une assistante sociale (en cas de dossier de surendettement, difficultés de logement…), un accompagnant sportif, un professionnel de santé en particulier (un(e) diététicienne ou un(e) sophrologue par exemple).

Notez que c’est que le patient qui est au cœur de la prise en charge : on l’accompagne à son rythme, là où il a envie d’aller, en établissant un projet de soins personnalisé. On s’adapte aux besoins propres de chacun. 

Et vous, médecin, comment procédez-vous ?

Je reçois le patient une fois le parcours de soin entamé. Je fais un état des lieux avec lui : ce qui fonctionne, ce qui ne fonctionne pas. Je lui demande s’il reste sur ses objectifs initiaux. Par exemple, certains arrivent en voulant simplement modérer leur consommation, puis évoluent vers une abstinence complète. Ce sont eux qui tiennent les rênes : s’il m’arrive d’être sceptique, je n’en dis rien. C’est aux malades de se rendre compte par eux-mêmes de ce qui est tenable ou pas.

Quel est le rôle de l’entourage dans ces suivis en addictologie ?

Il est capital. Si le patient en fait la demande, je peux recevoir ses proches une fois avec lui. Je les renvoie systématiquement vers les consultations qui leur sont spécifiquement dédiées : Addictions France en propose, sous la houlette d’une infirmière tandis que l’hôpital organise des groupes de paroles. 

L’entourage subissant de plein fouet les conséquences de l’addiction, il n’est pas rare qu’il agisse sans le vouloir en contrepied de notre travail. Nous valorisons autant que possible nos patients dans leurs efforts pour s’en sortir. Mais il leur est difficile de remonter la pente si le cercle familial ou amical les enfonce avec des phrases assassines telles que « t’es un moins que rien » ou « t’es foutu, tu t’en sortiras jamais »…

De par votre expérience, vous pensez, vous, que l’on peut vraiment s’en sortir ?

Ne soyons pas angéliques : l’addiction, c’est une maladie chronique tels le diabète ou l’hypertension. Oui, le patient peut bel et bien stopper sa consommation, mais pas en un claquement de doigt… Il faut du temps et une sacrée détermination car les rechutes sont inévitables. Nous rassurons les malades : qu’ils ne baissent pas pour autant les bras, ça fait partie du processus ! 

Mais je conseille au patient qui se croirait guéri une fois pour toutes de rester vigilant : il garde une vulnérabilité qui peut se réveiller au moment d’une épreuve, par exemple. Une addiction demeure une épée de Damoclès au-dessus de la tête…

Il n’en reste pas moins qu’il y a des moyens de se soigner.

Lesquels par exemple ?

La priorité, c’est de mettre en place des changements dans le quotidien du patient. Il existe tout un éventail de possibles. Vous savez, si vous aidez à stopper la consommation d’un alcoolodépendant ou d’un habitué de la drogue qui boit ou fume tous les jours, c’est comme si vous lui coupiez une jambe ! Alors nous proposons des béquilles. C’est à lui d’accepter de s’en servir. Travailler sur la gestion de ses émotions ou son hypersensibilité (qui peut être un atout), changer de métier ou d’environnement. 

Voire des conseils tout simples : prendre un autre chemin pour aller au travail histoire de ne pas être tenté par la supérette ou le tabac qui déclenche l’envie d’alcool ou de cigarette, refaire sa déco pour se sentir mieux chez soi, pratiquer des exercices de respiration et relaxation, écouter de la musique qu’on aime pour gagner en apaisement etc. 

J’avais par exemple un patient quadragénaire dépendant au whisky. Tous les jours, il ouvrait son placard au retour du travail, prenait un verre et se versait une rasade. C’était un rituel, comme un réflexe de Pavlov.

Je lui ai simplement conseillé de changer les verres de place, de mettre des assiettes à la place dans ce placard. Ça a l’air de rien, mais ça peut vraiment aider à casser le craving -qui désigne dans notre jargon médical l’envie irrépressible de consommer une substance. La mémoire neuronale étant extrêmement puissante, il est bon de mettre en place des stratégies pour déconditionner le consommateur.

Vous n’évoquez pas les médicaments ?

Ils sont une béquille, utile un temps donné pour passer un cap ou nécessaire sur un temps long. Mais sans la mise en place de changements d’habitudes, de « trucs » qui ont fait leurs preuves, d’un accompagnement pluridisciplinaire, ils s’avèrent insuffisants.

Pourriez-vous nous partager l’exemple d’un parcours de soin qui a porté ses fruits ?

Je pense à un homme qui présentait tous les critères évoqués de vulnérabilité. Son histoire est révélatrice. Bien inséré socialement et professionnellement, il buvait cependant tous les jours en cachette. Je lui ai demandé s’il se souvenait de sa première expérience avec l’alcool. Il a répondu tout de go que c’était le jour de sa communion solennelle, à 12 ans : on lui avait proposé un verre de vin et une coupe de champagne, pour signifier son passage dans le monde adulte, tel un rituel gratifiant. Ce patient issu d’une famille nombreuse se voyait jusque-là comme le canard boiteux de sa fratrie. « Je me suis forcé, tant j’ai trouvé ça mauvais, m’a-t-il avoué. Mais j’étais tellement fier d’être enfin vu comme un grand ! »

Sa mémoire neuronale a enregistré ce sentiment positif. Comme c’était un hyper sensible aux parents très durs qui ramait à l’école et manquait de confiance en lui, l’alcool a fait pour lui office de « doudou » : il s’y est réfugié. Insidieusement, à bas bruit, sa consommation est montée en flèche. A cause de la bouteille, il a perdu sa femme, son job… 

Or ce patient n’avait pas conscience de ce qui se jouait dans cette dépendance à la boisson. C’est en remontant le fil de son histoire au cours de sa prise en charge que la lumière s’est faite. Il lui a fallu du temps pour remonter la pente, mais il a bien rebondi. 

Une chose à ajouter ?

L’addiction est une maladie lourde à porter pour le patient comme pour son entourage. Mais il est possible de stopper sa consommation, si l’on s’en donne les moyens. Le parcours de soin n’est pas un long fleuve tranquille, certes, mais ça vaut le coup de s’y engager !

Retrouvez le dr Gwénolée Martinot sur ce sujet :

https://france3-regions.franceinfo.fr/grand-est/aube/mois-sans-tabac-arreter-un-mois-c-est-cinq-fois-plus-de-chances-d-arreter-definitivement-2646844.html

https://france3-regions.franceinfo.fr/grand-est/aube/qu-est-ce-que-le-pete-ton-crane-cette-drogue-200-fois-plus-puissante-que-le-cannabis-retrouvee-chez-un-ado-de-14-ans-dans-l-aube-2853803.html

https://www.tf1.fr/tf1/sept-a-huit/videos/sept-a-huit-life-du-dimanche-2-fevrier-2025-60556594.html

NB : Si vous vous sentez en état de dépendance, quelle qu’elle soit (alcool, tabac, jeux, pornographie, écrans…), n'hésitez pas à prendre rendez-vous au sein de l'Accueil Louis et Zélie le plus proche de chez vous. S’il n'y en a pas, contactez-nous pour que l’on trouve ensemble une solution. Nous sommes à votre écoute.

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